DE MA « FRANCOPHONIE »... A LA FRANCOPHILIE
‘Une vie réussie est un rêve d’adolescent réalisé dans l’âge mûr’ - Alfred de Vigny
Quand on vient à me demander si je suis vietnamien et si je parle encore cette langue, malgré mon physique qui ne laisse aucun doute, la réponse se fait attendre un peu comme pour me donner le temps d’une réflexion. Et je finis quand même par répondre que oui, bien que, depuis toujours, il me semble que j’ai toujours eu cette attirance inexplicable et une préférence pour la langue de Molière…
Laissez-moi vous conter l’histoire compliquée d’un petit môme âgé de quelques jours dans la tourmente d’un pays engagé dans une drôle de guerre. Comme les combats faisaient rage en ville, mes parents m’ont envoyé à la campagne chez mes grands-parents vivre à l’air libre des rizières aux dégradés de vert. D’école, il n’y en avait pas et pour cause : toutes les forces vives étaient engagées soit avec les résistants soit avec les occupants et l’avenir des enfants restait flou tout comme celui du pays tout entier…
Mon grand-père, enfant de troupe envoyé en France pour être éduqué et formé comme instituteur à Tours, a fini par être repris par le mal du pays et s’en est retourné au Tonkin natal pour être professeur de français à Hanoi et épouser une princesse. Une fois à la retraite, il a pris une place importante dans son village, auréolé d’un titre de noblesse hérité de son mariage. Mais je crois que cela avait peu d’importance et cet honneur servait surtout à lui donner du poids pour se mettre entre les forces françaises, stationnées dans un camp militaire sur la digue entourant le village, et les jeunes hommes engagés par le Việt Minh dont il a sauvé quelques-uns. Je sentais qu’il vivait dangereusement ses responsabilités et, à chaque fois qu’un capitaine français lui rendait visite avec une escorte armée de la tête aux pieds, il planait dans le salon une ambiance glaciale entre mon grand-père et les officiers qui discutaient en français sous la grande photo de « Grand-père en poilu de 1914».
Ce fut là que les sonorités de cette langue m’ont conquis, pourquoi je ne saurais vous le dire. J’ai donc demandé à Grand-père de me l’apprendre.
Oh, ce n’était pas grand-chose, mais il me reste encore en mémoire les «le lion mange de la chair crue» ou «le coq est le roi de la bassecour» renforcés plus tard au petit lycée Rolland, annexe du célèbre lycée Albert Sarraut de Hanoi par une scolarisation à plein temps. Mes premiers contacts avec cette langue ont été difficiles et je ne comprenais pas bien les leçons d’histoire qui glorifiaient «nos ancêtres les Gaulois». Petit à petit cependant, je me suis laissé prendre par les beaux poèmes qu’on apprenait. Je me souviens encore du cahier de récitations que j’illustrais amoureusement et qui trouvait sa place dans l’exposition de cahiers en fin d’année scolaire pour la séance de remise des prix. Ma passion du français vint de là et ne s’est jamais démentie pendant toute ma scolarité au lycée Chasseloup Laubat puis JeanJacques Rousseau qu’avait fréquenté Marguerite Duras, à Saigon.
Ah oui, j’ai oublié de vous dire qu’après la chute de Điện Biên Phủ en 1954, ma famille a quitté le Nord pour «se réfugier» au Sud, à défaut de rentrer en France où mes parents ne connaissaient personne. Le départ vers Saigon est vécu comme une fuite vers l’inconnu et les premiers temps furent rudes dans un camp de réfugiés géré par l’armée française. Grâce à ma bonne connaissance de la langue, les cuisiniers originaires d’Afrique, des Sénégalais je crois, nous donnaient régulièrement un supplément de nourriture et des barres d’Ovomaltine en cachette!
Ce fut au lycée que la culture française a commencé vraiment à se mélanger à mon éducation confucéenne pour faire de moi un adolescent à part que l’anglais intéressait aussi. Le goût des belles lettres m’a été inculqué par un professeur normalien de la Rue d’Ulm qui nous éblouissait de sa grande culture distillée avec une facilité presque hautaine. Et cela piquait le petit coq de première classique tant et si bien que je me suis promis de faire comme lui plus tard.
Arrivé en France, ma première occupation fut donc d’aller assister à quelques cours à la Sorbonne pour assouvir cette envie de mieux comprendre les méandres de cette belle langue. Hélas, dans un bureau sombre du lycée Louis le Grand, le proviseur conseilla à mon père de m’envoyer faire une « propé en province »: quelle désillusion!
Il avait pourtant raison le bougre car la suite allait confirmer la pauvreté de mes connaissances littéraires. Tant pis pour la prépa à Normale Sup. Je me suis appliqué pendant cette année de propédeutique à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Lyon à engloutir quelques centaines de livres et ce n’était pas rare de trouver sur la table de travail trois à quatre bouquins ouverts à la fois : j’avais une grande soif de savoir et tellement de carences que je voulais avaler les romans du 19è avec les écrits philosophiques du siècle des lumières sans faire de distinction. Le résultat fut quand même probant : propé du premier coup, puis une licence…d’anglais!
Pourquoi ?
Encore une fois, je ne saurais vous l’expliquer clairement, sinon l’envie de vivre cette époque fantastique des Beatles et des Stones dans le contexte. Mais je n’oubliais pas ma foi en la langue française pour autant et j’ai tenté de faire partager mes connaissances aux élèves de premières et de terminales dans un Grammar School de Birmingham comme assistant français pendant une année scolaire. J’allais même prêter mon concours à un jeune collègue de ce lycée qui préparait une thèse sur Emile Zola …
L’enseignement allait me coller à la peau et je m’y suis consacré trente huit ans durant sans jamais perdre la foi. J’ai aimé mon métier, j’ai aimé mes élèves et j’ai essayé de transmettre le peu de connaissances acquises avec beaucoup d’enthousiasme. J’ai pensé à ce normalien avec force lorsque je parlais de JeanJacques Rousseau ou de Gérard de Nerval et copié le plus bel « English accent » pour encadrer mes élèves tous les ans dans un voyage à Londres. Il faut dire que les élèves me le rendaient bien car je reste convaincu que plus vous donnez de vous même et plus vous recevrez en retour.
Après une vie au service de l’Education Nationale, la francophonie ne m’a pas abandonné car, comme responsable d’une association à but culturel et humanitaire qui aide les enfants pauvres dans les écoles francophones au Viêtnam, je continue d’espérer que le français reprendra sa place de prédilection dans mon pays natal.
Chaque fois que j’ai l’occasion de faire un retour aux sources, je suis heureusement surpris de rencontrer au hasard d’un parc ou autour d’un lac quelques « vieillards caressant leur barbe toute blanche » qui récitent encore du Lamartine ou du Hugo avec ce léger accent qui caractérise les hommes de mon pays. Dans leurs yeux, je vois poindre cette fierté qui remplit mon cœur de bonheur. Donnez-moi la main et venez avec moi, j’espère vous les présenter un jour...
Au crépuscule de mon existence, je conserve cette passion pour la langue française et je ne remercierais jamais assez tous les professeurs qui l’ont éveillée en moi. Mes ancêtres n’étaient certes pas gaulois mais la France m’a tellement donné que j’accepte volontiers de partager mes racines entre Phạm Duy et Verlaine : ces grands poètes m’ont offert cette double culture qui a pleinement enrichi ma vie.
Jean-Pierre NGUYEN BA - Un Vietnamien à l’âme française